LES EFFETS DES RACHATS DANS LE SECTEUR
DES MUSIQUES ACTUELLES
Table ronde organisée dans le cadre du Printemps de Bourges, le mercredi 20 avril 2022.
Présentation : Si le modèle culturellement et socialement structurant des festivals est enfin reconnu, ceux-ci attirent aussi les groupes capitalistiques qui y voient un outil marketing, une carte maîtresse dans l’affirmation de leur position dans le marché des musiques actuelles. Les rachats se multiplient et cela n’est pas sans effet quant au maintien de la diversité.
En présence de :
FANEN Sophian, journaliste et fondateur du média Les Jours (modérateur)
HOCQUARD Frédéric, président de la Fédération Nationale des Collectivités pour la Culture (FNCC) et adjoint au maire à la Ville de Paris en charge du tourisme et de la vie nocturne
KRASNIEWKSI Stéphane, directeur du festival Les Suds, à Arles et vice-président du SMA
MILES Christopher, directeur général de la création artistique au Ministère de la Culture
NEGRIER Emmanuel, directeur de recherche CNRS et directeur du CEPEL
PANHALEUX Coline, rapporteur à l’Autorité de la Concurrence
SABOT Christophe, président d’Olympia Production et également de la chaîne C Star
THIELLAY Jean-Philippe, président du Centre national de la Musique (CNM)
Le résumé ci-dessous est une synthèse des échanges.
CONSTATS & CONTEXTE ACTUEL
• Le secteur des musiques actuelles est très diversifié et il traverse un grand phénomène de transformation lié à la numérisation. Bouleversements, diversification des acteurs et arrivée d’acteurs internationaux (voir rapport de l’Autorité de la concurrence).
• Un travail d’étude et de cartographie est en cours sur la place des groupes industriels dans le secteur des festivals à l’échelle européenne (réalisé par Emmanuel Négrier et Matthieu Barreira, sa publication est prévue pour mi-juin dans la revue NECTART). A ce jour, cinq groupes principaux qui possèdent/gèrent des festivals de musique se distinguent à l’échelle européenne : Live Nation, Superstruct, CTS Eventim, AEG et Vivendi. Il faut également noter que presque tous les festivals concernés sont de gros événements.
« C’est un phénomène qui touche l’Europe du Nord, à moindre degré l’Europe de l’Est et assez peu l’Europe du Sud. » – Emmanuel Négrier
• La rentabilité des festivals est fragile, il est parfois difficile pour les groupes de capitaliser sur cette activité. Emmanuel Négrier précise que leur intérêt peut se trouver au niveau des bénéfices sur l’image positive (vitrine juvénile), un certain goût des loges, une rentabilité via des activités annexes (parkings, catering etc.). Enfin, un festival peut être rentable pour un groupe sans qu’il ne le possède – par la vente d’artistes par exemple.
« L’intégration verticale n’est pas créatrice de valeur. Vous vendre vous-même des artistes ne crée pas de valeur,
l’intégration verticale pour nous n’a pas de sens économique. » – C. Sabot, Olympia Prod.
• Les festivals sont une source de revenus très importante pour les artistes. Les cachets des artistes sur les plus gros festivals européens servent de référence pour les managers (exemples de festival dont les cachets font référence : Primavera, Glastonbury, BBK, Sziget…). Les cachets français sont en moyenne 30 à 40% en dessous. Certains artistes sont donc difficile à programmer en France.
« En moyenne, pour les grands groupes internationaux, une tournée européenne doit rapporter 40 millions de dollars, du coup en France « on voit passer les avions ». Dans les gros festivals ils ont la possibilité d’avoir des cachets qui sont au-delà du million de dollars. »
« Les prix augmentent, pas en France, mais dans le monde. Ils augmentent encore plus que ça fait deux ans qu’ils n’ont pas tourné. » – Christophe Sabot.
• Aujourd’hui, les coûts sont en forte hausse (cachets des artistes qui augmentent, prestataires, essence et matières premières). De nombreux festivals indépendants ont besoin d’atteindre au moins 95% de leur taux de remplissage pour assurer l’équilibre. Les billets moyens en France sont parmi les moins chers d’Europe.
« La concentration est un sujet, c’est le contraire de la diversité territoriale, des genres esthétiques et des modèles économiques. » – Jean-Philippe Thiellay
• Lors de la crise du covid, le Ministère de la culture a fortement soutenu les acteurs pour préserver cette diversité, via le CNM.
• Si l’Autorité n’a pas encore observé de phénomène de rachats massifs depuis la crise sanitaire dans le secteur des musiques actuelles, Coline Panhaleux précise que l’année 2022 sera charnière pour la suite.
ENJEUX & POINTS DE VIGILANCE
• L’année 2022 est appréhendée comme « celle de tous les dangers » pour l’indépendance et la pérennité des structures et cela de manière similaire dans tous les pays étudiés par Emmanuel Négrier. Se pose aussi la question des acquisitions et de la transmission des projets : un festival est achetable car il est en situation de fragilité.
• Il apparaît que les liens sont forts entre le contexte actuel dans les musiques actuelles et la situation dans d’autres secteurs comme les médias, l’édition, le cinéma. Ainsi, la concentration économique et les éventuels rachats soulèvent des réflexions autour de la diversité.
« Il y a une corrélation entre la diversité économique et la diversité en termes d’esthétiques. » – Frédéric Hocquard
• La crise du covid a eu des conséquences que l’on ne connaît pas encore sur les pratiques culturelles des publics
• Il y a des enjeux autour de l’accessibilité :
– des publics aux événements (si la hausse des coûts se répercute trop sur les prix des billets / augmentation du coût des cachets conduit à une augmentation des prix des billets.)
– des festivals aux artistes (le montant des cachets et des prix de cession étant en hausse, programmer certains artistes devient difficile pour de nombreux festivals qui n’ont pas le budget nécessaire)
– quelles conséquences des clauses d’exclusivité sur les territoires ?
• Place des valeurs et de la responsabilité dans les projets : les enjeux de coopération et d’écoresponsabilité, d’être en accord avec les territoires et représenter la diversité des publics.
« En face, on a effectivement des groupes qui disposent de moyens différents des nôtres et qui sont sur des modèles économiques différents, avec des objectifs de rentabilité de profits pour dire le mot, qui ne sont pas exactement les mêmes que nous. L’idée n’est pas pour moi de stigmatiser ou de porter un jugement. Simplement de dire qu’il y a une réelle différence entre ce que l’on fait, les raisons pour lesquelles on les fait, les moyens avec lesquels on agit et ces festivals. […] Comment faire en sorte que l’argent public aille sur les initiatives les plus fragiles qui vont dans le sens de l’intérêt général ? » – Stéphane Krasniewski
• Pour les collectivités, il y a un enjeux au niveau de la présence forte de l’action publique, elles doivent garantir la question de diversité et faire en sorte qu’il n’y ait pas de concurrence entre les acteurs d’un même territoire.
• Il est nécessaire de pouvoir objectiver les données avec des cartographies, des études etc.
• Contexte et écosystème économique international
« Quand les gros maigrissent, les maigres meurent. » – Christopher Miles
MOYENS D’ACTIONS & PERSPECTIVES
• Dans son intervention, Emmanuel Négrier propose quatre lignes de débats au sujet de la concentration et des rachats :
– La limite du niveau d’influence par créneau
– La limite de la présence dans des créneaux différents (face à la confusion entre fonctions au sein du secteur
– La garantie de l’autonomie des activités musicales par rapport aux autres sources de revenus des industriels (enjeu de la durabilité des investissements).
– Les différentes positions sur l’octroi de subventions publiques à des festivals qui sont la possession de groupes industriels : pas d’argent public pour les groupes privés ou plutôt dimension partenariale au niveau d’opérations d’intérêt général sur une partie des activités des groupes.
• Au vu de la situation actuelle dans le secteur, l’Autorité de la concurrence estime qu’elle dispose des outils pour intervenir, au niveau du contrôle des concentrations ou pour détecter et régler. Il est précisé que l’Autorité n’est pas un régulateur de prix.
• Le Centre national de la Musique a pour mission de préserver cette diversité dans le domaine musical. L’action du CNM dans ce domaine repose sur trois principes : objectivation, vigilance (et influence des politiques publiques) et action (coopération des festivals). Le CNM est un outil de concertation et de gouvernance. Jean-Philippe Thiellay rappelle le rôle que peut avoir l’identification des bonnes pratiques dans la régulation douce. Il souligne également l’importance du développement du lobby de la musique au sein de l’Union Européenne (enjeux politiques, de mobilité etc.). Enfin il rappelle que les « gros acteurs » payent par conséquent beaucoup de taxes au CNM.
Par ailleurs, le CNM notamment via le CNMLab est un outil de prospective qui permet d’observer et objectiver la diversité artistique, culturelle et économique.
« L’aide issue de la taxe que nous prélevons est une aide publique donc on peut faire bouger ces curseurs quand on a objectivé, on exerce sa vigilance et on peut influer. » – Jean-Philippe Thiellay
• La coopération est également un moyen d’action soulevé dans les discussions : l’intérêt des acteurs à se regrouper, à coopérer et agir de manière collective est très important et sous-utilisé.
• Malgré les grandes difficultés suite à la crise du covid, les rachats peuvent aussi être un signe que le secteur est toujours porteur selon Jean-Philippe Thiellay.
« Là-dessus on va amener aussi les augmentations ou pas des financements publics pour pouvoir simplement financer, ce qu’on pourrait appeler une sorte de bulle spéculative. Il y a quand même besoin, au-delà de la question de la concentration économique ou de la question des diversités esthétiques, qu’il puisse y avoir quelque chose qui enraye cet aspect spéculatif. » – Frédéric Hocquard
Ressources mentionnées dans les discussions :
– Autorité de la concurrence, « Musiques actuelles : l’Autorité rend son avis à la commission des Affaires culturelles et de l’Éducation de l’Assemblée nationale« , rapport, mai 2021.
– Ministère de la Culture, Direction générale de la création artistique, « Étude exploratoire : Présence et stratégies d’intégration des groupes d’entreprises dans le secteur des festivals de musiques actuelles entre 2009 et 2017« , 2020.
– Centre national de la musique, « L’expérience des spectacles musicaux », Rapport d’étude qualitative, avril 2022.